26

 

 

 

« Je crois, avait dit M. Gé, que je vais être obligé de partir en voyage !… » En fait, trois heures plus tard, il atterrissait au Kenya, et le lendemain matin arrivait en Australie, d’où il repartait pour l’Angleterre, avant de se rendre à Stockholm, puis à Berne, à Philadelphie, à Irkoutsk, à Moontown, au Creusot, à Téhéran, à Vancouver, à Montevideo, à Sou-Tcheou, à Bogota, à Bénarès… Les explosions atomiques rendaient le radiotéléphone inutilisable, et les conversations par fil et câbles transocéaniques étaient officiellement, stupidement, interrompues entre pays ennemis. M. Gé fut donc obligé de se déplacer plus peut-être qu’il ne l’eût désiré. Etant donné la tournure prise par les hostilités, M. Gé se trouvait moralement obligé de faire face à ses devoirs de fournisseur de guerre, de garder le contact avec ses agents, ses fondés de pouvoir, les hommes politiques et les chefs militaires à ses ordres, avec les rois, présidents et dictateurs qui avaient besoin de ses conseils. Il lui fallut franchir beaucoup de frontières. Cela n’offrait jamais pour lui la moindre difficulté.

Il avait laissé l’Arche sous la surveillance de Lucien Hono. Elle n’avait besoin d’aucune surveillance, mais il s’était » dit qu’en chargeant le savant de la garder, il l’empêcherait peut-être de la détruire. Il revint au bout de dix jours.

Au bout d’une demi-semaine, la situation de Charles Cassot était devenue proprement intenable. Il ne pouvait plus faire un pas sans être suivi par trois ou quatre femmes, qui se surveillaient avec des yeux de louves. Les premières discussions qu’elles avaient eues à son sujet s’étaient déroulées en dehors de sa présence, maintenant elles ne se gênaient plus pour lui. Elles se trouvaient devant ce fait effrayant : demain, si les prédictions de la Voix s’avéraient justes, elles risquaient de se trouver, elles douze survivantes, seules au monde avec cet homme, ce seul homme-là. Il s’agissait d’y penser dès maintenant et de s’organiser. Quand elles parlaient, ce n’était qu’au nom de la justice et du salut du genre humain. Il importait que chacune d’elles pût profiter de la semence, pas d’inégalités, chacune son compte, pas un grain de plus. Mais ce à quoi chacune pensait, c’était au moyen de s’assurer l’affection exclusive du semeur, et l’entière possession du semoir. À l’idée de partager l’un et l’autre, certaines d’entre elles, à qui la réclusion commençait à peser, se sentaient prêtes à mourir de rage.

Claire Cralier, la manucure, avait eu déjà plus d’une douzaine d’amants, pour la plupart mariés. Dans ce cas, elle avait bien accepté le partage, mais ici ce n’était pas du tout la même chose. Devenir la maîtresse d’un homme marié, d’abord, c’est une victoire, une prise de possession, et puis il y a autour de tout cela les passants, les mots, les fleurs, les sourires, mille mensonges. Et mille autres hommes disponibles, et mille encore après. Celui-là est seul…

L’Homme, le seul arbre, la seule source… Il faudrait attendre au moins quinze ou seize ans avant que la nouvelle génération… À condition encore que les premiers-nés soient des garçons. On pourrait peut-être les faire mûrir un peu plus vite, ces petits, chers petits… Soupirs… Un seul homme. Je ne donnerai pas ma part, mais je ne veux pas donner non plus celle des autres. Qu’il m’aime, qu’il me veuille, moi, moi, rien que moi. Je les étranglerai, je leur écraserai le ventre, je leur arracherai les yeux… Pleurs…

Elles constituèrent une commission, qui commença l’étude d’un projet de Déclaration des Droits sur l’Homme. Mais les membres de la commission ne parvenaient pas à se mettre d’accord, et, quand par miracle elles avaient cessé de se disputer au sujet d’un mot, les non-membres remettaient tout en question. Parfois, elles interrompaient leurs disputes pour se tourner toutes à la fois vers Charles et le regarder de telle façon qu’il prenait peur.

Il aurait pu, en très peu de temps, ramener le calme s’il avait fait preuve d’un peu d’autorité, s’il avait donné son avis, distribué quelques gifles, ou fait l’amour à l’une ou à l’autre, ou à toutes. Mais son cœur était si tendre et son sens de la justice si aigu qu’il en oubliait son propre point de vue pour épouser entièrement leurs angoisses. Il ne voulait en léser aucune, il attendait qu’elles se missent bien d’accord sur l’usage qu’elles entendaient faire de lui, avant de se mettre à leur disposition. Son devoir, pour l’instant, consistait à se tenir en bonne santé. Tomber malade, mourir, simplement faiblir, c’eût été la fin de tout-

Devant son attitude passive, l’instinct déglutitif des femmes s’était exaspéré. Charles était un chevreau au milieu de douze lionnes. Et chacune espérait bien, par un moyen ou par un autre, non seulement accaparer le chevreau, mais encore le transformer en lion, en mâle irascible qui saurait envoyer promener les autres postulantes.

En attendant, on en était resté à l’article I : « Les femmes naissent et demeurent égales en droits. » Ce qui, ne tenant compte ni des différences de tempéraments, ni de la diversité de périodicité et de durée des lunaisons, était évidemment pure utopie.

Un soir  – c’était la veille du retour de M. Gé  – la voix qui avait parlé à Charles dans le fournil se fit entendre aux femmes. Elle déclara simplement que la guerre touchait à sa fin et que les portes de l’Arche seraient bientôt ouvertes. Elle n’ajouta pas un mot.

Au sein de l’abri enterré, l’émotion fut énorme. Qui était le vainqueur ? Si vainqueur il y avait, que restait-il de Paris ? Qu’était devenu le monde ? Y avait-il des rescapés ? Combien ? Où ? Est-ce que l’avenir qu’on leur avait prédit allait vraiment, demain, commencer ?

Les questions se heurtaient aux murs et nulle réponse ne se faisait entendre. Les jeunes femmes commencèrent à penser à leurs familles, à tout ce qu’elles avaient laissé sur terre et qu’elles avaient presque, depuis quelques jours, complètement oublié. Mais du milieu des pleurs, les regards aiguisés, un à un, se tournèrent vers Charles. L’heure de son règne avait peut-être sonné…

Charles rougit, se leva, déclara qu’il allait préparer la prochaine fournée et sortit. Chacune pensa que c’était le moment ou jamais de passer aux actes. Mais une chose était d’en avoir envie, autre chose de trouver comment. La plus jeune eut une idée, peut-être parce qu’elle était grande lectrice de romans policiers. Elle confectionna pour le repas du soir une salade de fruits, dans laquelle elle vida tout un flacon de baume dentaire. Il était à base de morphine parfumée à l’orange. Elle se garda bien d’y toucher et servit à Charles un petit plat à part. Il n’y avait pas assez de drogue dans le dessert pour faire tomber les convives de leur chaise, mais suffisamment pour qu’elles fussent, une fois couchées, hors d’état de demeurer sur le qui-vive.

Lorsqu’elle les jugea toutes bien endormies, la rusée se leva. Elle avait vingt ans et trois mois, elle se nommait Suzette, elle était brune et rose, de petites joues bien rondes et percées d’une fossette, des yeux pleins de rire, de longs cheveux bouclés coulant sur les épaules, de petites mains nerveuses…

Elle se glissa sans bruit hors de la pièce. La porte du fournil n’était pas entièrement poussée. Sans doute Charles comptait-il plus, pour sa tranquillité, sur la méfiance réciproque des femmes que sur une porte close. Suzette glissa ses doigts roses dans la fente de l’huis, poussa la porte juste assez pour passer de profil.

Devant elle, dans le grand lit que les femmes lui avaient installé entre les rangées de balles de farine, Charles dormait. Il était couché sur le dos, bras et jambes écartés, juste recouvert d’une couverture de laine légère. Il aspirait l’air par le nez et le rejetait par la bouche en arrondissant légèrement les lèvres et en faisant « Pfff… »

Suzette enleva son pyjama. Elle avait de petits seins plantés très haut, ronds comme des oranges, les hanches plates et un derrière de garçon. Elle souleva la couverture et se glissa dans le lit. Elle était une des trois vierges.

 

 

Lucien Hono, qui l’avait suivie jusque-là sur son écran, tourna le bouton, éteignit son poste. Il se leva et se mit à marcher de long en large dans son petit bureau. Il tenait entre les lèvres un reste de cigarette, dont la fumée lui montait dans le nez et l’obligeait à fermer l’œil gauche. Il la jeta et l’écrasa sous son pied. Le front crispé, il s’acharna sur le mégot. Ainsi tout s’était bien passé comme il l’avait imaginé… Mais l’expérience n’était pas terminée, le dénouement pouvait encore le surprendre… Eh bien, il allait le provoquer, comme il avait provoqué le début de l’épisode. C’était lui qui avait bloqué la porte du fournil, qui avait déchaîné le vacarme, qui avait fait croire à Cassot qu’un terrible accident venait de se produire, lui qui lui avait menti en lui disant que tous ses compagnons étaient morts. Ils se portaient très bien, en réalité, ils manquaient seulement de pain depuis quelques jours, quatre portes étaient fermées entre eux et le fournil. Mais ils avaient des biscuits…

Chacune des dormeuses fut éveillée par une voix qui murmurait à son oreille : « Il en manque une… Où est-elle ?… Il en manque une… Que fait-elle ? Il en manque une… Où est-elle ?… Il en manque une… Il en manque une… » Elles s’éveillèrent plus vivement que si on les eût inondées d’eau froide, elles sautèrent toutes à la fois à bas de leurs lits, elles répétaient, hagardes : « Il en manque une… il en manque une… », la lucidité leur revenait en même temps que montait en elles une rage rouge. Elles ne cherchèrent même pas à savoir qui manquait. Où elle était, elles le savaient bien, ce qu’elle faisait, elles ne voulaient pas, surtout pas, se le représenter. La porte fut trop étroite pour laisser passer leur ruée, elles se cognèrent les unes aux autres, ce fut un instant de confusion comme devant l’issue d’un cinéma qui brûle, puis elles se trouvèrent toutes dans le couloir et coulèrent comme de la lave vers le fournil.

Le lendemain, quand Lucien Hono eut raconté à M. Gé à quelle expérience il s’était livré en son absence, il le conduisit devant l’écran, tourna le bouton et lui dit : « Regardez ce qui reste du petit boulanger… » M. Gé vit, au pied d’un lit en désordre, un corps sanglant, déchiré, défiguré, émasculé, un horrible mélange d’os et de chairs meurtries et traînées dans la farine parmi les balles crevées…

À quelques pas de là, le pétrin, plein d’une pâte étrangement rose, veinée de traînées rouges. Une main blanche, une petite main de femme, en sortait ouverte comme une fleur.

M. Gé fit une grimace et détourna ses regards de l’écran.

— Vous voyez, dit Hono, comme elles se sont souciées du sort de l’humanité ! Rien que leur besoin de possession exclusive, rien que leur jalousie féroce. Tuer l’homme plutôt que de le partager. Une bande de furies, voilà ce qu’elles étaient…

— Ce sont des Occidentales, dit M. Gé. Elles ont évidemment reçu une bien mauvaise éducation. Elles ont toutes participé à la curée ?

— Non, dit Hono d’un ton bougon, non, à dire vrai, il y en a une qui est restée couchée… Celle-ci…

Il la chercha rapidement dans toute l’Arche. Au passage, M. Gé put voir dans quel état misérable se trouvaient ses pensionnaires. Elles s’étaient instinctivement éloignées les unes des autres, s’étaient enfermées dans leurs chambres, laissées tomber dans des fauteuils. Une d’elles dormait à même le sol, la plupart fumaient, deux ou trois essayaient de lire… Aucune n’avait fait la moindre toilette. À quoi bon maintenant ? Dépeignées, leurs yeux pleins d’un désarroi de bêtes battues, elles paraissaient toutes avoir dépassé la quarantaine.

— Elles regrettent, dit M. Gé.

— Bien sûr, dit Hono, une femme regrette toujours le mal qu’elle s’est fait. Avant de recommencer… Leur remords s’en ira quand elles sauront qu’il leur reste onze hommes… Tenez, la voilà !

Sur l’écran venait d’apparaître un coin de la cuisine. Debout devant un petit réchaud à radar, Irène, nette, rose, calme, ses cheveux bien tirés, les gestes tranquilles, versait de l’eau dans une casserole au manche blanc, laissait tomber un comprimé de café dans une tasse.

— Elle chante ! dit Hono.

« Mon père m’a donné un mari », chantait Irène.

— Hum ! dit M. Gé. Pourquoi celle-ci est-elle restée si calme ?

— Je me le demande, dit Hono.

Il grimaçait. Son inconscient essayait de lui formuler une réponse qu’il refusait d’entendre.

Irène buvait son café, avec une petite moue, car il était très chaud. Mais elle l’aimait ainsi, très fort, très sucré et si brûlant qu’elle ne pût le boire qu’à toutes petites gorgées. Elle reposa sa tasse et sourit, vaguement, d’un coin des lèvres, le regard perdu. Elle venait de retrouver, bien exactement, l’intonation de cette voix qui l’avait réveillée en même temps que toutes les autres : « Il en manque une… Où est-elle ? Que fait-elle ? » Elle avait reconnu tout de suite la voix de ce petit homme étrange, au visage tourmenté, aux cheveux d’enfant : « Où est-elle ? Que fait-elle ?… » Qu’elle fît ce qu’elle voulût, cela lui était bien égal… Pour être aussi irritable, il devait être sûrement, au fond, malheureux.

Elle avait faim, elle ouvrit une boîte de pigeon en gelée. Mais il n’y avait plus de pain.

Le diable l’emporte
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